“ Pourquoi je ne vois pas ce qu'ils voient ? ”
NAISSANCE δ Les hurlements d'une jeune femme retentissent dans les couloirs. Elle se tient dans la salle d'accouchement, allongée sur un lit, les jambes écartées. Un homme, sûrement son mari, lui tenait la main, pendant que la sienne se faisait broyer ; peut-être ne pensait-il pas que sa femme avait autant de force. Un médecin lui donnait des instructions, essayant de ne pas hurler plus fort que sa patiente pour se faire entendre. À côté, les infirmières se pressaient, rassurant le mari et aidant leur supérieur hiérarchique. La salle sentait la sueur et l'hôpital. Plus d'une heure plus tard, leur deuxième enfant naissait.
Le père souhaitait l'appeler Logan, la mère Brooklyn. Ils se mirent d'accord et choisirent de l'appeler Brooklyn Logan. Pourquoi la mère gagnait-elle au jeu des prénoms ? parce qu'elle avait souffert pendant plus de six heures ! Et aussi parce que les femmes commandaient, et elle l'avait bien fait comprendre à son mari. Brooklyn était un magnifique bébé au crâne déjà bien velu, recouvert de cheveux châtains. Il avait de grands yeux chocolat et un petit sourire enjoué. Le portrait craché de sa sœur, qui, bien que blonde, était son sosie féminin. C'est ainsi que naquît Brooklyn Logan Evans. Dix-sept ans plus tard, il réalisera qu'il était né dans la mauvaise famille.
ENFANCE δ Chez eux, les enfants ne parlent pas à table. Ils mangent en silence. Brooklyn a dix ans, et il ne comprend toujours pas.
Pourquoi ? il a demandé à son père. Ce dernier lui a dit que c'était comme ça, qu'il comprendrait plus tard. Trois ans se sont écoulés depuis, et Brooklyn n'a toujours pas compris. Alors il racle son assiette à l'aide de sa fourchette, donne des coups de pieds à sa sœur de douze ans, qui râle et le pince. Puis il se met à pleurer, pour qu'on fasse attention à lui.
Flap. Brooklyn se tient la joue, ferme les yeux et tremble. Il se prend une gifle, comme à chaque fois qu'il est un mauvais garçon. Plus tard, il comprendra. Sur le moment, il veut s'enfuir. Partir loin de l'école, de la maison, de la ville. De toute façon, personne ne le retiendrait. Avec son accent anglais, personne ne l'aime. C'est ce qu'il hurle en courant vers sa chambre.
« Un jour quand tu seras grand, tu deviendras roi. » C'est ce que lui chuchote sa mère, tous les soirs. Elle lui dit
attends un peu quand il s'impatiente, et lui susurre
dans X ans. Jusqu'au 24 Février 2003, elle lui a dit
dans sept ans. Et il acquiesçait, ne disait rien parce qu'en primaire, même en CM2, on se tait. On ne dit rien. C'est au collège que les adultes répondent à nos questions. Alors il pouvait jouer au détective : poser des questions, chercher des pistes, interroger d'autres personnes. À onze ans, on est grand. À onze ans, dans la famille Evans, on agit en adulte. À onze ans, on est un bon garçon.
ADOLESCENCE δ « I am a good boy... », répète Brooklyn en évitant les flaques de boue. Il attend qu'elles soient plus grosses. Parce qu'il n'est pas un bon garçon. À dix-sept ans, on n'est pas un bon garçon. C'est plus drôle d'être un
mauvais garçon, un petit diablotin. À quelques mètres de lui, des filles. Un sourire s'étale sur le visage du blond et il repère sa proie. Parfois, il se met à penser comme un animal ; parfois, il se comporte comme un animal. Le soir, quand il ne fait pas le mur, il ouvre sa fenêtre et fait semblant d'être un loup.
T'es pas un loup-garou aime sortir sa sœur en grognant. Alors il rigole et dit que
ça existe pas, ces conneries ! Puis elle part, et il commence à faire du yoga. C'est ce qu'il fait croire. En vérité, il essaie de passer sa jambe derrière son cou et de se gratter, comme les chiens. Tout ça, ça le fait marrer. Un jour, il s'est coincé, et il a dit
c'est une nouvelle technique ! mais son père l'a pas cru. Depuis, il arrête. Maintenant, son passe-temps c'est d'être hypocrite. De faire semblant de ne juger les autres qu'à leur apparence et d'être stupide. Parce que mentir, c'est ce qu'il préfère. C'est un mauvais garçon.
Quand il est rentré chez lui, son père et sa mère étaient debout, dans l'entrée. Ils voulaient lui parler.
« Maintenant que tu es grand, tu peux devenir roi. », avait dit sa mère avec un petit sourire. Brooklyn n'a pas compris. À dix-sept ans, on ne devient pas roi. Quand son père lui a expliqué, il a su qu'il fallait remplacer certains mots par d'autres : roi. On le remplace par
chasseur. Quand tu seras grand ? Quand tu seras
prêt. On lui a dit que c'était comme ça, dans la famille. Chasseur de génération en génération. C'était pour ça que
nos ancêtres se sont installés ici, écoutes-moi Logan ! Et d'autres conneries du genre. Brooklyn est revenu à la réalité quand son paternel a sorti une arme.
Je t'apprendrais à t'en servir, il faut juste que tu nous dises si tu veux nous rejoindre ou non. Ta sœur a accepté quand elle avait ton âge. Alors ? Alors... alors... il ne savait pas ! Pourquoi demander à un gamin de dix-sept ans qui veut se faire tatouer, draguer des filles et quitter la baraque s'il veut tuer des loups-garous ou autre ?! Brooklyn n'a rien dit.
Les enfants ne parlent pas à table. Sa mère lui a dit qu'il viendra quand il voudra, quand il verra ce qu'il se passe en ville.
Quand il ne sera plus aveugle, elle avait murmuré. Cette nuit, Brooklyn a pleuré en silence, dans son lit, recroquevillé contre lui-même. C'était trop d'un coup, sûrement. Cette nuit, il se promit de ne jamais être comme eux.
Jamais.MAINTENANT δ Ses mains tremblent. Il a des pansements sur les doigts, le regard vide et ses yeux ont trop lu. C'est comme ça qu'on trouve Brooklyn, le soir, quand il doit rentrer chez lui. Huit ans sont passés, et il ne peut pas
oublier. Oublier, c'est ce qu'il y a de pire. Cette soirée repasse constamment dans sa tête. Chasseur, monstres, armes. Tout ça repasse en boucle dans son esprit. C'est horrible. Il lit pour se documenter. Il s'est fait tatoué pour oublier la douleur qui frappe ses sens. Il se fait tatouer ce qu'il est, et le cache au monde entier. Au fond, on ne voit presque rien. Un bout d'aile quand il porte un débardeur, mais qu'est-ce que ça change ?
Maintenant, il dessine pour être sûr que tout est réel. Il ment pour vérifier qu'il ne rêve pas. Car maintenant, il n'est plus sûr de rien. À part la fois où il a vu ce loup dans les bois, là il savait qu'il ne rêvait pas. Mais maintenant...
maintenant. Maintenant tout est différent. Maintenant, il est seul, idiot et imprudent. Arrivera un soir où il rentrera tard, trop tard. Ce soir-là, quelque chose lui arrivera. Ce soir-là, il ne sera plus le même. Ce soir-là, il sera vraiment indomptable. Ce soir-là, il hurlera.